Cinq éléments clefs pour analyser le commerce à travers le prisme du genre
Le sujet du commerce et du genre est de plus en plus souvent à l’ordre du jour des organes traitant du commerce international. Mais dans quelle mesure les discussions sur ce thème peuvent-elles aboutir à réduire les inégalités entre hommes et femmes ? Pour que le commerce international permette des avancées tangibles en matière d’égalité, il est essentiel que la perspective – ou le prisme – du genre soit définie de façon adéquate. Cet article présente cinq éléments essentiels pour que l’examen du commerce et du genre favorise l’égalité.
Ce qui suit est une mise à jour de décembre 2022 d’un texte publié initialement en anglais le 14 mars 2022 sous le titre « Deep Dive: Five Key Elements for a Gender Lens in Trade »
La question de l’égalité des genres se fait toujours plus présente dans les débats relatifs au commerce dans de nombreux pays, si bien que le sujet du commerce et du genre est clairement établi à l'ordre du jour de la politique commerciale internationale. C’est le cas tant au niveau mondial, à l’OMC (Organisation mondiale du commerce) qu’au niveau régional.
Les parties aux accords régionaux adoptent différentes approches pour tenir compte des impacts différenciés du commerce sur les hommes et sur les femmes. Certains pays élaborent des mesures spécifiques en faveur de l'égalité des genres dans l’application des engagements pris en ratifiant un accord commercial, comme le font des pays africains dans leurs politiques de mise en œuvre de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf). D’autres, comme par exemple le Brésil, le Canada ou le Chili, incluent dans leurs traités commerciaux des chapitres entiers consacrés au commerce et au genre. La Nouvelle-Zélande et l’Union européenne procèdent à des analyses de leurs politiques commerciales à travers le prisme du genre.
Commerce et genre à l'OMC
Le Groupe de travail informel sur le commerce et l'égalité des genres (GTI) de l’OMC a commencé ses travaux en 2020. Le GTI a été créé à la suite de l'adoption en 2017 de la Déclaration conjointe sur le commerce et l'autonomisation économique des femmes (Déclaration de Buenos Aires) par un groupe de membres et d'observateurs de l'OMC en marge de la 11e Conférence ministérielle de l'OMC à Buenos Aires.
Si aucun membre de l’OMC ne s’est opposé à la création du GTI, celui-ci ne fait pas l’unanimité. De nombreux membres sont réticents à l'idée de discuter des questions sociales – y compris l’égalité des genres – au sein de l'organisation. Certains craignent que cela n'ouvre la voie à de nouveaux motifs de discrimination à l'égard des biens et services qu’ils exportent. D'autres sont peu enclins à aborder de nouveaux sujets à l'OMC tant qu'un accord n'aura pas été conclu sur les questions qui font partie du programme de négociations multilatérales de Doha, comme l'agriculture, qui n'ont pas encore abouti à des résultats depuis la Conférence ministérielle de 2001. De plus, bon nombre de membres s’opposent aux initiatives « plurilatérales » – établies par un nombre limité de membres – au sein de l’organisation car travailler en petit groupe minerait le principe de prise de décision par consensus qui était à la base de l’OMC depuis sa création.
Le travail informel sur le commerce et l’égalité des genres
Cela n’empêche qu’au cours des deux dernières années, plus de 120 membres de l'OMC partagent leurs expériences et échangent leurs points de vue sur le commerce et l'égalité des genres au sein du GTI. Bien qu’informel et initié par un sous-groupe de membres, le GTI est ouvert à tous les membres. En plus des échanges d’expériences le GTI a préparé une Déclaration ministérielle sur le commerce, l’égalité des genres et l’autonomisation économique des femmes qui devait être adoptée en juin 2022 par les ministres à la 12e Conférence ministérielle de l’OMC. Quelques 127 membres ont soutenu le projet de Déclaration avant de l’abandonner en raison surtout des tensions suscitées par la participation de la Russie aux travaux, comme nous avons relevé dans notre article du 16 juin 2022.
Le GTI a toutefois pu reconduire son travail suite à la reconnaissance par la 12e Conférence ministérielle des travaux de l’organisation en matière « d’autonomisation économique » des femmes. Lors de la plus récente réunion du GTI, en septembre, les membres ont confirmé que les travaux du GTI continueront à être fondés sur les quatre mêmes piliers, à savoir :
- L’échange d’expériences relatives aux politiques et aux programmes destinés à encourager la participation des femmes à l'économie nationale et internationale.
- L’examen de ce qu'impliquerait une « perspective tenant compte du genre » et comment une telle perspective pourrait être appliquée aux travaux de l'OMC.
- L'examen de travaux de recherche et de travaux analytiques liés au genre et l’amélioration de la collecte de données.
- L’étude de la mise en œuvre du programme de l’OMC intitulé « Aide pour le commerce » comme moyen d'accroître la participation des femmes au commerce.
Certains membres de l’OMC se chargent de faire avancer les travaux sous l’un ou l’autre de ces piliers. Le Canada, par exemple, mène la discussion sur la question de la collecte de données ventilées par genre, tandis que l'Australie dirige celle traitant de l'Aide au commerce.
Travaux en cours sur la perspective de genre
L'Union européenne soutient le Centre du commerce international (CCI), qui entreprend des travaux pour clarifier les contours d’une « perspective de genre » pour le commerce international et pour identifier comment appliquer cette perspective aux travaux de l’OMC. Le travail du CCI a pour objectif de développer un cadre d’analyse en vue de maximiser les possibilités pour les accords commerciaux de promouvoir l'autonomisation économique des femmes et leur participation aux activités liées au commerce, et de veiller à ce que les accords commerciaux ne sapent pas par inadvertance les engagements nationaux en matière d'égalité des genres. Les conclusions de ces travaux seront présentées dans divers ateliers d’ici la fin de l’année 2022. Les membres pourront ensuite examiner les rapports sur les discussions thématiques en réunion plénière du GTI.
Une perspective à significations divergentes
Au cours de leurs travaux techniques sur le commerce et le genre depuis 2020, les membres participant au GTI ont dédié moins de temps au pilier « perspective de genre » qu’aux autres piliers du plan de travail. De plus, les rapports des travaux du GTI montrent que les participants ont des conceptions disparates de ce que signifie l'application d'un prisme de genre au commerce, et de ce qu'il devrait couvrir. Si certains membres mentionnent la nécessité de respecter les ODD ou d’autres engagements internationaux, les activités en vue de cela restent floues. Cela contraste avec les mesures concrètes mises en avant pour faciliter l’accès des femmes entrepreneures aux marchés internationaux.
Cette diversité de perceptions de ce qu’est une « perspective de genre » est également présente dans les enceintes commerciales régionales et les accords commerciaux bilatéraux. Prenons l’exemple du chapitre sur le Commerce et le genre de l’Accord de libre-échange Canada-Chili. Celui-ci reconnaît « l’importance d’intégrer une perspective de genre dans la promotion d’une croissance économique inclusive ». Toutefois, les activités mises en place par le chapitre se concentrent sur l’encouragement de « la participation des femmes à l’économie nationale et internationale » et l’amélioration des conditions pour permettre aux femmes « d’accéder aux possibilités créées par le présent accord et de bénéficier pleinement de celles-ci ». Cela laisse de côté le fait que les politiques commerciales peuvent avoir un impact différent sur les femmes selon leur rôle dans l’économie, même si elles ne participent pas directement au commerce international.
Il est essentiel de tenir compte de la dimension de genre pour que les travaux sur le commerce et le genre contribuent aux objectifs de développement durable.
L’importance d’une définition adéquate de la perspective de genre
Dès lors, il est essentiel de clarifier la focalisation et le contenu de cette perspective de façon correcte et complète. On ne peut pas en faire l’économie si on veut que les travaux sur le commerce et le genre aboutissent à des résultats conformes aux engagements qu’ont pris la plupart des membres de l’OMC au titre de la Convention sur l'élimination de toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes (CEDAW), et que ces travaux contribuent aux Objectifs de développement durable des Nations unies.
Pour une définition adéquate du prisme ou de la perspective de genre à appliquer au commerce, il sera essentiel de garder à l’esprit les cinq éléments suivants.
1. Ne pas confondre « autonomisation économique des femmes » et « égalité des genres »
Il importe tout d’abord de clarifier le sens des termes communément utilisés. La terminologie employée déterminera les objectifs ; il convient donc d’y prêter la plus grande attention.
La Déclaration de Buenos Aires de 2017 énonce les notions d'égalité des genres et d'autonomisation économique des femmes. Ces deux notions sont étroitement liées tout en étant bien distinctes. L'égalité des sexes, ou l’égalité des genres, fait référence à l'égalité des droits, des responsabilités et des chances des femmes, des hommes, des filles et des garçons. Elle implique que les intérêts, les besoins et les priorités des femmes et des hommes soient pris en considération, en reconnaissant la diversité des différents groupes de femmes et d'hommes. L'autonomisation fait référence à la capacité des femmes à exercer un contrôle et à avoir des options et des choix sur les décisions pratiques et stratégiques qui façonnent leur vie et leur avenir. L'autonomisation économique des femmes est un moyen de parvenir à l'égalité des genres.
La Déclaration de Buenos Aires évoque également la nécessité de supprimer les obstacles à la participation des femmes au commerce international et d'augmenter le nombre de femmes dans ce domaine. La suppression de ces obstacles est un pas vers l'autonomisation économique et l'égalité des genres pour les femmes qui ont les moyens de s’engager dans le commerce international. Il est néanmoins à souligner que l'augmentation du nombre de femmes dans le commerce international est un objectif plus restreint que l'autonomisation économique des femmes, qui à son tour est un objectif différent de la réalisation de l'égalité des genres. Et c’est ce dernier objectif – celui de l'égalité des genres – qui devrait guider les travaux sur la perspective du genre à appliquer au commerce.
Il y a plusieurs raisons à cela. La première est qu’à une seule exception près, tous les membres de l'OMC se sont engagés à réaliser l'égalité des genres. Ils l’ont fait en signant ou en ratifiant la CEDAW ou d'autres instruments internationaux juridiquement contraignants en matière d’égalité. Une approche focalisée sur l’augmentation du nombre de femmes pouvant accéder à des marchés internationaux favorise des femmes qui sont en général déjà privilégiées – laissant pour compte celles qui sont affectées par des nouvelles règles commerciales sans participer aux marchés internationaux.
Deuxièmement, un travail conceptuel important a déjà été entrepris sur la manière de réaliser et de mesurer l'égalité des genres, que ce soit dans le cadre de la CEDAW ou d’autres enceintes.
Une approche trop centrée sur l’autonomisation économique des femmes occulte parfois la diversité des situations des femmes. Il existe par exemple des contextes où une activité économique des femmes peut accroître leur dépendance vis-à-vis des hommes, soulignant l’importance de mettre l'accent sur l'égalité des genres et les droits des femmes. De plus, la prémisse selon laquelle l'autonomisation économique favorisera à la fois l'égalité des genres et le développement économique ne se vérifie pas toujours dans la pratique. Une perspective de genre doit obligatoirement s’éloigner des suppositions toutes faites et regarder les réalités différentes des femmes selon des facteurs tels que leur pays, leur niveau d’éducation ou leur domaine d’activité.
2. Identifier les rôles économiques multiples des femmes
Pour comprendre comment les facteurs économiques – y compris les nouvelles règles commerciales – affectent les femmes différemment des hommes, il est nécessaire de reconnaître les multiples rôles des femmes dans l'économie. Comme les hommes, les femmes sont des travailleuses, des entrepreneuses, des productrices, des commerçantes, des consommatrices, des soignantes, des décideuses, des détentrices de droits, des utilisatrices de services publics et des contribuables. Ces rôles se chevauchent (une productrice peut aussi être commerçante), et une femme occupera simultanément de multiples rôles. Comme une femme peut être exposée à différentes sources et formes de discriminations dans chacun de ses rôles, le commerce et les règles liées au commerce peuvent apporter des opportunités et des défis dans chacun de ces rôles.
Le commerce affecte les économies par différents canaux. Lorsqu'il entraîne des changements dans la structure de la production, il influe sur les possibilités d'emploi, sur les salaires ainsi que sur la qualité et la sécurité du travail, touchant ainsi les femmes dans leur rôle de travailleuses ou de productrices. Le commerce et les règles commerciales peuvent induire des changements dans le prix des biens et des services, ce qui a un impact sur le coût de la vie et sur les femmes dans leur rôle de consommatrices. Les accords commerciaux entraînent souvent une réduction des droits de douane et des impôts sur les sociétés. Cela diminue ou modifie la source des recettes publiques, ce qui peut avoir des implications sexospécifiques et affecter les femmes dans leur rôle de contribuables. La diminution des recettes publiques peut réduire la capacité d'un gouvernement à fournir des services publics, ce qui peut avoir des répercussions sur les femmes qui dépendent de certains services publics dans une plus large mesure que les hommes.
Les règles liées au commerce, notamment en matière d'investissement et de commerce des services, peuvent également avoir une incidence sur les droits des femmes de différentes manières. Par exemple, les gouvernements peuvent être confrontés à de nouvelles règles qui pourraient limiter leur capacité à mettre en œuvre des programmes visant à favoriser les femmes productrices.
3. Tenir compte de la relation à double sens entre le commerce et l’égalité des genres
Pour garantir une analyse complète et à 360° des interactions entre le commerce et l'égalité des genres, il est impératif de tenir compte du fait que la relation entre le commerce et le genre est à double sens. D'un côté, les résultats distributifs du commerce et des règles liées au commerce varient selon le genre. Au sein d'un même pays, les hommes et les femmes peuvent être affectés différemment par les changements dans la structure, le volume et la réglementation des échanges.
De l'autre côté de la relation se trouve l'effet des inégalités de genre sur les stratégies et les résultats commerciaux. Ces effets se manifestent de deux manières principales : (1) le coût relativement moins élevé de la main-d'œuvre féminine crée une situation dans laquelle les femmes peuvent être des sources d'avantage concurrentiel dans le commerce international ; (2) les inégalités entre les genres constituent des obstacles empêchant les femmes entrepreneures ou commerçantes de profiter équitablement des nouvelles opportunités offertes par le commerce.
Les travaux pour définir une perspective de genre ont tendance à se concentrer sur ce dernier point. Pour être complète, la perspective de genre ne doit pas occulter le fait que les inégalités en défaveur des femmes font partie de stratégies commerciales qui ont fait leurs preuves en favorisant une croissance économique. De plus, comme déjà mentionné, une perspective de genre adéquate doit tenir compte des impacts – parfois indirects – des politiques commerciales pour toutes les femmes, qu’elles participent au commerce ou non.
4. Reconnaître les domaines dans lesquels s'exprime l'(in)égalité des genres
Pour cela il est utile, lorsque l'on applique une perspective de genre à l'analyse économique, d'identifier les domaines dans lesquels se manifestent les inégalités de genre. En effet, le commerce peut autant contribuer à réduire les inégalités qu’à les amplifier. Nous pouvons classer les domaines d'inégalité entre les genres sous les rubriques suivantes : capacités, accès aux ressources et aux opportunités, et sécurité. L'inégalité en matière de temps disponible, également connue sous le nom de « pauvreté en temps » des femmes, ainsi que les normes sociales dominantes concernant les rôles genrés, doivent également être prises en compte, car elles sous-tendent les trois domaines à des degrés divers.
Le domaine des capacités fait référence aux aptitudes humaines de base, telles que les connaissances et la santé. Elles génèrent les conditions préalables à l'engagement dans la production et la prise de décision économiques. Le domaine de l'accès aux ressources et aux opportunités fait référence aux conditions qui permettent aux individus de gagner leur vie et celle de leur famille en accédant aux actifs et aux ressources économiques et en prenant des décisions politiques. Le domaine de la sécurité fait référence à la vulnérabilité à la violence ou aux conflits.
5. Veiller à ce que la perspective de genre soit appliquée à chaque étape de la politique commerciale
En examinant sous l'angle du genre les effets d'une politique ou d'une règle liée au commerce, les travaux doivent appliquer le cadre analytique à toutes les étapes d'un accord commercial : (i) le processus de négociation, par exemple par le biais d'évaluations ex ante de l'impact de l'accord envisagé sur l’égalité entre les genres et sur les droits des femmes; (ii) le résultat ou le texte de l'accord ; (iii) la mise en œuvre, l'application et les mécanismes d'examen et de suivi ; et (iv) les lois, politiques et programmes complémentaires.
Une opportunité pour les futurs travaux sur le commerce et le genre
De nombreuses voix critiques s’élèvent face à la direction que semble prendre les travaux sur le commerce et le genre dans le cadre des accords commerciaux, dont l'OMC. Parmi les opposants on trouve de nombreux féministes, des défenseurs des droits humains, des professionnels du développement ou encore des universitaires. Un reproche fréquent est la focalisation trop étroite des instances commerciales sur l’accès des entrepreneures femmes aux marchés internationaux, en oubliant la majorité des femmes qui ne participent pas au commerce international. Selon un autre reproche, viser une plus grande participation des femmes à l’économie nationale et internationale en liant celle-ci à la croissance économique comme le font la plupart des accords commerciaux qui mentionnent l’égalité des genres, équivaut à réduire les femmes au rang de marchandises. Parmi d’autres critiques, mentionnons le fait qu’en s'appuyant sur le commerce, on peut perpétuer les inégalités existantes si des mesures parallèles ne sont pas prises pour remédier à ces inégalités.
Puisque l'OMC poursuit ses travaux sur le commerce et le genre et que la question est bien inscrite à l’ordre du jour des autres enceintes de négociations commerciales, il est vital que tous les participants aux discussions sur la perspective de genre veillent à disposer d’une compréhension claire de la portée ainsi que d’une définition adéquate de la perspective de genre à appliquer au commerce.
Les travaux actuellement en cours fournissent une précieuse opportunité d'adopter une approche à 360° pour comprendre le rôle que le commerce international et les règles commerciales peuvent jouer dans la promotion – ou l'affaiblissement – de l'égalité entre les genres, des droits des femmes et de l'autonomisation économique.
Une définition claire et complète de la perspective de genre dans le commerce est essentielle pour saisir cette opportunité.
Les travaux actuellement en cours fournissent une précieuse opportunité d'adopter une approche à 360° pour comprendre le rôle que le commerce international et les règles commerciales peuvent jouer dans la promotion – ou l'affaiblissement – de l'égalité entre les genres, des droits des femmes et de l'autonomisation économique.
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