Négociations sur l’agriculture de l’Organisation mondiale du commerce lors de la CM13 : que signifie l’absence de résultat pour les pays les moins avancés et d’autres économies vulnérables?
Le spécialiste de l’IISD Facundo Calvo se penche sur les résultats des négociations sur l’agriculture de l’Organisation mondiale du commerce (OMC), qui se sont déroulées lors de la 13e Conférence ministérielle (CM) à Abu Dhabi, et sur leurs implications pour les pays les moins avancés et d’autres économies vulnérables.
Le rôle des négociations sur l’agriculture de l’OMC dans la promotion de systèmes alimentaires plus durables
Les règles multilatérales qui régissent le commerce agricole doivent évoluer afin d’encourager des systèmes alimentaires plus durables. De meilleures règles pourraient aider à éliminer les subventions nuisibles, à améliorer l’accès aux produits alimentaires et leur disponibilité, à faciliter le commerce des produits alimentaires sains et nutritifs, et à atténuer les conséquences néfastes sur la sécurité alimentaire des restrictions à l’exportation. Depuis la mise sur pied de l’OMC, les gouvernements ont tenté d’entreprendre un processus de réforme des règles commerciales multilatérales dans le but d’éviter et de corriger les distorsions et les restrictions dans les marchés agricoles mondiaux, comme cela est énoncé dans le préambule de l’Accord sur l’agriculture de l’OMC, tout en accélérant les avancées par rapport aux grands enjeux de durabilité.
Au cours des 20 dernières années, à l’exception de la décision ministérielle sur la concurrence à l’exportation adoptée en 2015 à Nairobi, les négociations sur l’agriculture de l’OMC n’ont guère permis de faire des progrès face aux trois enjeux qui touchent nos systèmes alimentaires : assurer la sécurité alimentaire et la nutrition d’une population mondiale en croissance; fournir des moyens de subsistance le long de la chaîne d’approvisionnement alimentaire; améliorer la durabilité environnementale. La faim sévit encore dans de nombreuses régions du monde, en particulier dans les pays les moins avancés (PMA) et d’autres économies vulnérables. De plus, environ 23 % des émissions de gaz à effet de serre anthropiques totales proviennent des secteurs de l’agriculture et de la foresterie, ou d’autres formes d’utilisation des terres.
Les Conférences ministérielles de l’OMC permettent aux membres de l’organisation de négocier de nouvelles règles commerciales et de convenir des mesures à prendre dans le cadre des négociations. Même si on s’attendait à ce qu’aucun résultat majeur ne découle de la 13e Conférence ministérielle (CM13), il est décevant que les membres n’aient même pas réussi à s’entendre sur une feuille de route ou un programme de travail définissant un ordre du jour clair pour les négociations sur l’agriculture après la CM13.
Le projet de texte soumis en séance spéciale par le président du Comité de l’agriculture de l’OMC, l’Ambassadeur Alparslan Acarsoy (Türkiye), quelques semaines avant la CM13 était toutefois un développement prometteur. Il s’agissait du premier texte officiel depuis de nombreuses années dans les négociations sur l’agriculture et il présentait les décisions proposées par le président relativement aux sept grandes questions des négociations :
- le soutien interne;
- une solution permanente à la détention de stocks publics à des prix « administrés » ou « fixés » par l’État dans les économies en développement;
- l’accès aux marchés pour les produits agricoles;
- un mécanisme de sauvegarde spéciale (MSS) pour les pays en développement;
- les prohibitions et les restrictions à l’exportation;
- le coton, y compris le soutien interne des producteurs de coton ayant des effets de distorsion sur le commerce;
- la concurrence à l’exportation.
Le projet de texte et sa version révisée établissaient une feuille de route pour les négociations sur l’agriculture après la CM13. Le fait que les membres n'ont même pas réussi à se mettre d'accord sur un ordre du jour pour les travaux futurs reflète des positions bien arrêtées relativement à deux questions : la détention de stocks publics à des prix « administrés » ou « fixés » par l’État, et le soutien interne de manière plus générale.
Désaccord sur la détention de stocks publics et le soutien interne
Les membres n’ont pas réussi à s’entendre sur les éléments fondamentaux d’une solution permanente à la détention de stocks publics à des prix « administrés » ou « fixés » par l’État dans les pays en développement. Les grands pays en développement comme l’Inde et la Chine, ainsi que des groupes de négociations comme le G33, le Groupe africain et le Groupe des États d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique veulent que la solution intérimaire trouvée à Bali en 2013 devienne permanente et soit étendue aux nouveaux programmes de détention de stocks publics mis en œuvre après décembre 2013 dans tous les pays en développement (couverture des pays), et qu’elle s’applique à une catégorie plus vaste de produits agricoles allant au-delà des soi-disant « cultures de base traditionnelles » (couverture des produits). Ces pays veulent également modifier la façon dont le soutien interne ayant des effets de distorsion sur le commerce est calculé en vertu de l’Accord sur l’agriculture de l’OMC, qui limite la capacité de mettre en place des programmes de détention de stocks publics à des prix « administrés » ou « fixés » par l’État. D'un autre côté, les États-Unis, l’Union européenne et le Groupe de Cairns des exportateurs agricoles, qui comprend des joueurs importants comme l’Australie, le Canada, le Brésil et l’Argentine, jugent que toute solution permanente devrait être liée à des disciplines visant à réduire plus globalement le soutien interne ayant des effets de distorsion sur le commerce.
Concernant les PMA et les autres économies vulnérables, l'application de la solution intérimaire convenue à Bali en 2013 aux nouveaux programmes de détention de stocks publics mis en œuvre après décembre 2013 dans les PMA est un des points dans le projet de texte soumis avant la CM13 qui aurait pu être accepté. Cela aurait évité aux nouveaux programmes des PMA de faire l’objet d’une contestation légale advenant le non-respect des limites établies en vertu de l’Accord sur l’agriculture pour le soutien interne ayant des effets de distorsion sur le commerce.
Bien qu’étendre l'application de la solution de 2013 aurait permis aux PMA de mettre en place de nouveaux programmes de détention de stocks publics à des prix « administrés » ou « fixés » par l’État sans se préoccuper des seuils en matière de soutien interne ayant des effets de distorsion sur le commerce, ceux-ci ne possèdent habituellement pas la capacité fiscale requise pour mettre en place d’importants programmes de ce genre. Cela aurait donc eu concrètement une valeur restreinte. De plus, cela n’aurait pas satisfait les grands pays en développement qui souhaitent une solution permanente, surtout ceux à risque de dépasser leurs propres seuils en matière de soutien interne ayant des effets de distorsion sur le commerce.
Les membres n’ont pas non plus convenu d’un cadre de travail pour réduire le soutien interne ayant des effets de distorsion sur le commerce. Cela aurait pu être fait grâce à l’imposition d’un seuil global (p. ex. autour de 1 billion $US en soutien interne ayant des effets de distorsion sur le commerce pour l’ensemble des membres de l’OMC) et à sa réduction graduelle jusqu’à un niveau ciblé devant être atteint à une date précise déterminée par les membres (p. ex. 2030, 2035 ou 2040). À cet égard, le soutien interne ayant des effets de distorsion sur le commerce accordé aux producteurs de coton est une question non résolue lors de la CM13 qui s’avère particulièrement problématique pour les PMA et les autres économies vulnérables. Le soutien interne dans ce domaine a atteint 8 milliards $US en 2022-2023, ce qui représente une hausse de 66 % par rapport à l’année précédente. L’Inde, la Chine et les États-Unis sont de loin les plus grands subventionneurs du coton en termes absolus, leur soutien atteignant respectivement 2,9 milliards $US, 2,4 milliards $US et 1,6 milliard $US. Cela veut dire que toute solution concernant le soutien interne des producteurs de coton exigera que ces trois membres de l’OMC réduisent considérablement leurs subventions. Dans le passé, les subventions accordées aux producteurs de coton se sont prouvées particulièrement néfastes pour les PMA et d’autres économies vulnérables en Afrique centrale et en Afrique de l’Ouest, notamment au Bénin, au Burkina Faso, en Côte d’Ivoire, au Tchad et au Mali. En 2005, la Déclaration ministérielle de Hong Kong a révoqué un mandat antérieur en vue d’aborder la question du coton de manière ambitieuse, expéditive et précise. Presque 20 ans plus tard, les négociations pour réduire le soutien interne des producteurs de coton ayant des effets de distorsion sur le commerce n’ont encore produit aucun résultat concret. La CM13 ne fait pas exception.
Aucun progrès relativement à d’autres questions, y compris l’exemption de prohibitions ou de restrictions à l’exportation pour les PMA
L’absence de progrès par rapport aux questions de la détention de stocks publics et du soutien interne a causé de la frustration parmi les négociateurs, ce qui, à son tour, a freiné les progrès par rapport à d’autres questions soulignées dans le projet de texte, notamment le mécanisme de sauvegarde spéciale (MSS) proposé pour permettre aux pays en développement de hausser temporairement le prix de certains produits agricoles advenant une hausse des importations ou une baisse des prix causant des dommages à leurs agriculteurs. Un des arguments justifiant le MSS est qu’il permettrait d’aborder les distorsions dans les marchés agricoles, y compris celles causées par des subventions dommageables.
La CM13 n’a amélioré ni la transparence ni la mise en œuvre de disciplines sur les prohibitions ou les restrictions à l’exportation. Elle a aussi raté l’occasion d’avoir un résultat important pour l’agriculture et la sécurité alimentaire : une exemption quant aux prohibitions ou aux restrictions à l’exportation pour les PMA et d’autres économies vulnérables. Cela aurait impliqué que les membres de l’OMC demandent à la plupart des pays exportateurs de produits alimentaires de ne pas imposer de prohibition ou de restriction sur les denrées alimentaires importées à des fins de consommation à l’intérieur du pays par les PMA ou d’autres économies vulnérables. Ces derniers, ainsi que les Petits États insulaires en développement auraient ainsi pu continuer à importer des produits alimentaires des membres ayant restreint leurs exportations vers les autres pays, ce qui aurait aidé à les protéger d’une hausse mondiale des prix attribuable à la mise en place de restrictions à l’exportation par les grands producteurs. Bien sûr, cela n’aurait rien changé au fait que les consommateurs plus pauvres dans les PMA et les autres économies vulnérables éprouvent de la difficulté à se payer ces produits alimentaires importés.
Quelles sont les prochaines étapes concernant la rétention des stocks publics et le soutien interne?
L’absence de résultat concernant la question de la rétention des stocks publics à des prix « administrés » ou « fixés » met en évidence le besoin d’actualiser les principaux concepts de l’Accord sur l’agriculture de l’OMC. Cela est particulièrement vrai pour le concept de soutien interne ayant des effets de distorsion sur le commerce, qui utilise les prix de référence des produits agricoles de base de la fin des années 1980. Ces prix de référence n’étaient pas un problème lorsque les prix des aliments étaient relativement stables, ce qui a été le cas jusqu’au début des années 2000. La situation a changé lorsque les prix ont commencé à grimper vers la fin des années 2000, venant ainsi réduire les marges du soutien interne ayant des effets de distorsion sur le commerce que les membres de l’OMC étaient en mesure d’offrir dans le cadre de l’Accord sur l’agriculture, y compris pour leurs programmes de rétention de stocks publics à des prix « administrés » ou « fixés » par l’État. Actualiser les prix de référence des produits agricoles serait aussi conforme au texte de l’Accord, qui demande aux membres de prendre dûment en compte l'influence de taux d'inflation excessifs sur la capacité de tout membre de se conformer à ses engagements en matière de soutien interne. Des discussions techniques plus poussées à ce sujet, et sur d’autres concepts clés pourraient également être utiles, par exemple sur la notion de « production admissible », qui est une autre composante cruciale au moment de calculer le soutien interne ayant des effets de distorsion sur le commerce.
Cependant, les efforts pour actualiser les prix de référence dans le contexte des programmes de rétention de stocks publics ne devraient pas être faits aux dépens de l’objectif à plus long terme indiqué dans le préambule et l’Article 20 de l’Accord sur l’agriculture, soit des « réductions progressives substantielles du soutien [interne ayant des effets de distorsion sur le commerce] ». Il est logique de protéger la capacité des membres de l’OMC de fournir un soutien interne pour les programmes de rétention de stocks publics à des prix « administrés » ou « fixés » dans un contexte de taux d'inflation élevés sur les produits agricoles et alimentaires. Toutefois, l’actualisation des droits des membres en matière de soutien interne ne devrait pas entraîner une augmentation globale du soutien interne ayant des effets de distorsion sur le commerce au-delà de ce qui serait raisonnable pour tenir compte des taux d’inflation élevés depuis la fin des années 2000. Cela serait contraire à l’objectif mentionné plus haut, qui est de poursuivre des réductions progressives substantielles, et à l’objectif d’éviter et de corriger les distorsions dans les marchés agricoles mondiaux. Par conséquent, il est probable qu’il soit nécessaire de négocier ensemble la question des prix de référence de la rétention de stocks publics et celle des prix du soutien interne de manière plus générale.
Il est aussi crucial que les négociations sur le soutien interne progressent du point de vue du développement durable. Selon l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), les subventions agricoles ont atteint 518 milliards $US durant la période allant de 2020 à 2022. Il s’agit d’un record historique. Une grande partie de ces subventions se sont avérées inefficaces sur le plan économique et potentiellement nuisibles sur le plan environnemental. Le soutien interne n’aide pas non plus à créer des régimes alimentaires plus sains : l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture a signalé que les aliments malsains, comme le sucre, ont tendance à être ceux qui sont les plus subventionnés à l’échelle mondiale, tandis que les fruits et les légumes reçoivent moins de soutien, ou sont même pénalisés dans certains pays à faible revenu.
En allant de l’avant, les membres de l’OMC devront aussi évaluer la pertinence des disciplines actuelles en matière de soutien interne, y compris celles dans la Catégorie verte, pour aborder des enjeux contemporains comme l’insécurité alimentaire, les moyens de subsistance des agriculteurs, les changements climatiques et la perte de biodiversité. Ils devront aussi déterminer si de nouvelles règles sont nécessaires concernant les subventions, par exemple par le biais d’une Catégorie de durabilité tolérant un niveau minimum d’effets de distorsion sur le commerce pour atteindre des objectifs de durabilité plus vastes. Il s’agirait d’une démarche difficile sur le plan politique, car de nombreux pays craignent que cela déclenche un protectionnisme déguisé sous la forme de subventions vertes et ouvre la voie à une nouvelle vague de soutien interne ayant des effets de distorsion sur le commerce, dans les pays développés et les grands pays en développement, ce qui viendrait miner les efforts pour éviter et corriger les distorsions dans les marchés agricoles mondiaux.
Trouver un juste équilibre entre aborder des enjeux contemporains et éviter plus de distorsions dans les échanges alimentaires et agricoles mondiaux devrait à l’avenir être au cœur des négociations de l’OMC sur le soutien interne.
Crédit photographique: ©WTO/Prime Vision
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