Comment donner vie à la ZLECAf : les détails ont leur importance
Si bon nombre des dirigeants africains considèrent la Zone de libre-échange continentale africaine comme un outil pour une croissance transformatrice en Afrique, sa mise en œuvre effective n’a pas progressé. Jamie MacLeod et David Luke de la London School of Economics examinent les obstacles à surmonter pour transformer les échanges dans l’ensemble du continent.
« Lorsqu’un État est en crise, il ne voit pas plus loin que le bout de son nez ». C’est en ces termes que l’économiste nigérian Adebayo Adedeji déplorait les opportunités que l’Afrique a perdu à cause du fléau des crises économiques qui ont frappé le continent dans les années 1980. L’une de ces opportunités manquées à l’époque était l’intégration économique du continent : le Plan d’action de Lagos de 1980, un programme politique systématique en faveur de l’intégration, s’est effondré lorsque les décideurs politiques ont tourné leur attention sur les crises des prix des produits de base et de la dette souveraine.
Maintenir le cap pendant la COVID-19
La COVID-19 a elle aussi détourné l’attention des dirigeants sur les chocs sanitaires et économiques, notamment la volatilité des prix des produits de base, les perturbations des chaînes d’approvisionnement, l’accès aux équipements médicaux essentiels, les recettes fiscales, et le chômage. L’attention des politiciens a été complètement happée par les nouvelles priorités en termes de budget et de financement, et par la gestion de la crise, plutôt que par la mise en œuvre d’un projet économique tel que la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf), qui exige une vision à plus long terme.
Sur le marché des idées, l’attention est une monnaie d’échange. Conscientes de cela, les parties-prenantes se battent pour que la ZLECAf soit reconnue comme un outil pour la croissance transformatrice du continent africain. D’importants efforts ont été déployés pour intégrer la ZLECAf au « programme de relance » suite à la COVID-19 pour l’Afrique :
« [C]’est l’accord de libre-échange ZLECAf en soi qui constitue le plan de relance pour l’Afrique, la mise en œuvre de cet accord. L’augmentation des échanges commerciaux intra-africains sera le moteur du développement économique après la pandémie de COVID-19. » S.E. Wamkele Mene, secrétaire-général du secrétariat de la ZLECAf (African Renewal, 2020)
« L’Afrique n’a pas besoin d’un plan Marshall pour se sortir de la crise du coronavirus. Elle dispose d’un outil plus puissant, la ZLECAf, qu’elle peut utiliser pour accélérer l’intégration économique régionale et se préparer à un avenir incertain. » Vera Sondwe, secrétaire exécutive de la Commission économique pour l’Afrique et Secrétaire-générale adjointe des Nations Unies (Tralac, 2020)
« Si le lancement des opérations du secrétariat a été reporté du fait de la pandémie de COVID-19, cette même pandémie a également mis en exergue la nécessité urgente d’accélérer grandement l’intégration économique du continent. » H.E. Moussa Faki Mahamat, Président de la Commission de l’UA (Union africaine [UA], 2020)
En date de février 2022, alors que 44 États membres de l’UA ont ratifié l’accord de la ZLECAf, il semblerait que les dirigeants africains convergent quant au rôle considérable de l’accord commercial dans le développement de l’Afrique.
Les défis liés à la COVID-19 témoignent de la persévérance des dirigeants africains et de leur engagement en faveur de politiques économiques transformatrices.
Même s’il est probable que la mise en œuvre de la ZLECAf aurait davantage progressé si l’attention des politiciens n’avait pas été détournée par les distractions découlant de la pandémie, l’on peut saluer le fait que la crise n’a pas freiné l’élan de la ZLECAf. Les échecs historiques des tentatives africaines d’intégration du fait des crises économiques des années 1980 ne semblent pas s’être reproduits, fort heureusement. Les défis liés à la COVID-19 auxquels l’Afrique à fait face en 2020 et 2021 témoignent de la persévérance des dirigeants africains et de leur engagement en faveur de politiques économiques transformatrices.
Le fardeau de la politique de la corde raide
Malgré les efforts des dirigeants africains, la ZLECAf est enlisée quelque part entre ses phases de « négociation » et de « mise en œuvre ». À plusieurs reprises, les conférences de l’UA se sont félicitées du quasi-parachèvement de la ZLECAf, pourtant sa mise en œuvre effective n’a pas progressée.
En mars 2018, les dirigeants de 44 pays ont signé l’Accord établissant la zone de libre-échange continentale africaine et annoncé le lancement de la ZLECAf lors de la 10ème session extraordinaire de la conférence de l’UA. En mai 2019, le seuil des 22 ratifications a été atteint, permettant l’entrée en vigueur de l’accord, suivi de la 12ème session extraordinaire de la conférence de l’UA qui a lancé la phase opérationnelle de la ZLECAf en juillet 2019. La 13ème session extraordinaire, tenue virtuellement depuis Johannesburg en décembre 2020, a annoncé que le « commencement des échanges » au titre de la ZLECAf était prévu pour janvier 2021.
La ZLECAf est enlisée quelque part entre ses phases de « négociation » et de « mise en œuvre ».
En dépit d’un petit nombre de cargaisons à vocation publicitaire qui ont coïncidé avec le lancement formel des échanges, à la date de février 2022, l’on attend toujours l’envol d’importants échanges, commercialement significatifs au titre de la ZLECAf. À plusieurs reprises, les négociateurs n’ont pas réussi à suivre le rythme du calendrier fixé par leurs dirigeants, et à répondre à ses attentes. La responsable de ce blocage des progrès et du lancement effectif des échanges au titre de la ZLECAf est la conclusion tant reportée d’une poignée d’éléments techniques vitaux de l’accord.
Le principal point de blocage concerne les règles d’origine. Toutefois, le Conseil des ministres de la ZLECAf a décidé en janvier 2022 d’avancer avec les règles d’origine déjà convenues pour 87,7 % des lignes tarifaires. Mais cela signifie que certains produits sont exclus des échanges au titre de l’accord. L’on sait que le secrétariat a reçu 29 offres tarifaires pleinement conformes aux modalités de libéralisation tarifaire, ainsi que 44 offres initiales incluant des engagements spécifiques pour la libéralisation des échanges de services dans cinq secteurs prioritaires au titre du premier cycle d’ouverture des échanges. Le nombre relativement peu élevé d’offres tarifaires indique que beaucoup de pays hésitent à s’engager pleinement en l’absence de clarté quant aux implications des règles d’origine pour les produits restants.
La responsable de ce blocage des progrès et du lancement effectif des échanges au titre de la ZLECAf est la conclusion tant reportée d’une poignée d’éléments techniques vitaux de l’accord.
Du détroit de Taïwan aux champs d’Ukraine, les dirigeants du monde entier savent comment manier la politique de la corde raide pour atteindre leurs objectifs de négociation. Mais ils doivent également être conscients de ses risques. Les négociateurs, qui ne cèdent rien s’agissant des questions techniques restantes de la ZLECAf, doivent faire preuve de prudence. Des retards supplémentaires risquent d’éroder l’attention nécessaire à la pleine mise en œuvre de la ZLECAf. Et cela retarde également ses effets : compte tenu que 10 à 12 millions de jeunes arrivent sur le marché du travail chaque année, il est urgent que le continent se transforme maintenant, et pas dans cinq ans.
Appels en faveur d’un leadership régional
Au sein de leurs communautés économiques régionales respectives, les puissances économiques telles que le Kenya et l’Afrique du Sud ont offert de libéraliser les échanges plus rapidement ou complètement que leurs voisins, soulignant ainsi leur rôle de leader et leur responsabilité. Le Kenya a immédiatement accordé à ses voisins des importations libres de droits sur son marché au moment de l’établissement du régime commercial de la Communauté d’Afrique de l’Est en 2005. Toutefois, et puisqu’il est le pays le plus développé économiquement de cette région, le Kenya a accepté que ses exportations soient progressivement libéralisées sur une période de 5 ans.
Si les puissances régionales africaines pouvaient une fois de plus faire preuve de leadership et réaliser le lancement des échanges au titre de la ZLECAf, elles pourraient contribuer à générer l’élan nécessaire à l’essor des échanges dans tout le continent, et à la transformation de celui-ci. Il est maintenant temps pour la corde raide de céder sa place aux concessions et à la collaboration s’agissant des règles d’origine pour enfin débloquer la ZLECAf.
Lorsque l’on cherche à démarrer une voiture en hiver, l’allumage a parfois besoin de quelques tentatives avant que le moteur ne rugisse. Cela ne signifie pas forcément qu’il faille jeter une bonne voiture. Lorsque la ZLECAf est lancée, puisqu’il ne fait aucun doute qu’elle le sera, elle contribuera à transformer les échanges dans le continent africain et suscitera l’industrialisation trop longtemps attendue de l’Afrique. Le jeu en vaut la chandelle.
Il est maintenant temps pour la corde raide de céder sa place aux concessions et à la collaboration s’agissant des règles d’origine pour enfin débloquer la ZLECAf.
Entre-temps, les puissances économiques régionales africaines ont un rôle de leader à jouer pour relancer la ZLECAf sans tarder. Ces économies dans chacune des cinq régions d’Afrique représentent la moitié du PIB du continent. Si elles arrivent à faire preuve du leadership requis pour réaliser des compromis et stimuler les flux commerciaux, la ZLECAf disposera de l’élan dont elle a besoin pour réellement prendre son envol.
Jamie MacLeod est un consultant en politique commercial et assistant de recherche à la London School of Economics.
David Luke est enseignant et directeur stratégique du Firoz Lalji Institute for Africa à la London School of Economics.
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