La renaissance de la politique industrielle et son lien avec la gouvernance des données
La croissance exponentielle de la technologie numérique au cours des deux dernières décennies a transformé la politique industrielle. Marilia Maciel, la responsable du commerce numérique et de la politique Internet à la Fondation Diplo, discute des menaces et des opportunités de l’industrialisation numérique pour les pays en développement.
Dans les années 1990, alors que l’Internet commercial commençait à prendre son essor, le sociologue espagnol Manuel Castells a popularisé l’expression « économie de l’information ». Il suggérait que la compétitivité dépendait de plus en plus de la capacité des agents à générer, traiter et appliquer l’information à l’échelle mondiale. La valeur ajoutée des produits est devenue fonction des connaissances et du savoir-faire qu’ils renferment, et les frais d’utilisation de la propriété intellectuelle qui circule des pays en développement vers les pays développés ont fortement augmenté. Comme l’a fait remarquer Joseph Stiglitz, dans un tel contexte, la politique industrielle devrait être axée non seulement sur la promotion de l’amélioration technologique, mais aussi sur la création de « sociétés apprenantes », facilitant la diffusion des connaissances des pays développés vers les pays en développement et le transfert des connaissances d’un secteur à un autre dans les pays en développement.
La croissance exponentielle de la numérisation au cours des deux dernières décennies signifie que la plupart des informations existantes sont sous format numérique. Cette évolution a été rendue possible par l’adoption massive de l’informatique moderne. Les ordinateurs fonctionnent avec des données numériques – des éléments d’information de base codés dans un format binaire. L’analyse des données permet aux ordinateurs de corréler des données, d’identifier des modèles et de faire des déductions plus rapidement et plus efficacement qu’un être humain ne pourrait jamais le faire. Toutefois, la valeur des données n’est pleinement réalisée que lorsque celles-ci sont catégorisées, analysées, placées dans un contexte plus large et dotées d’un sens.
Les données sont une ressource précieuse dont on extrait des informations et des connaissances. « Ce sont ces connaissances qui contiennent la valeur économique [des données] », selon l’Organisation de coopération et de développement économiques, permettant la transformation de secteurs traditionnels (c’est-à-dire la numérisation du commerce via le commerce électronique) et la création de nouveaux modèles commerciaux (c’est-à-dire l’économie des plateformes) et de nouvelles opportunités d’industrialisation. L’industrie 4.0 est une expression fluide qui peut englober différents domaines, qui reposent tous sur les données, tels que l’agriculture de précision, l’impression 3D et le groupe de technologies qui font partie de l’Internet industriel des objets.
La pénurie de données dans les pays en développement
L’une des principales sources d’inégalité dans l’économie numérique est la répartition inégale des ensembles de données et des ressources nécessaires pour produire de la valeur et de la richesse à partir des données. La concentration des données est un problème notable qui ne découle pas de la nature même de la ressource. Contrairement aux matières premières qui servent d’intrants à d’autres industries, comme le pétrole ou l’acier, l’utilisation des données par un acteur n’empêche pas d’autres acteurs de les utiliser. Les données ne sont pas non plus épuisables ; le même élément de données peut être utilisé plusieurs fois, dans de multiples combinaisons pour analyse, sans qu’il soit épuisé ou usé.
La concentration des données dans l’économie s’explique non seulement par les effets de réseau et les économies de gamme, mais aussi par le fait que l’économie des données encourage la spécialisation. Les grandes entreprises qui disposent d’un avantage comparatif dans la collecte de données utilisent la commercialisation de produits et de services à bas prix (ou à prix nul) (c’est-à-dire l’accès aux services de courrier électronique ou aux réseaux sociaux) pour collecter davantage de données. Dans le même temps, les entreprises empêchent les tiers d’accéder aux données qu’elles ont collectées, en ayant recours à des mécanismes techniques et juridiques – notamment la protection de la propriété intellectuelle.
Alors que les pays en développement génèrent d’importants volumes de données, nombre d’entre eux sont confrontés à la pénurie de données.
Ce scénario peut placer les pays en développement dans un « piège de pauvreté en données », qui se produit lorsque les entreprises, les industries ou les pays ne peuvent pas tirer parti des étapes initiales de l’exploitation économique des données. Dans cette phase initiale, les rendements croissants des données sont très élevés : plus de données rendent une entreprise plus productive, ce qui entraîne plus de production et de transactions, qui génèrent plus de données, augmentant encore la productivité des processus de production et la génération de données dans une « boucle de rétroaction des données » positive, également appelée effet de boucle positif de la création de connaissances.
Alors que les pays en développement génèrent d’importants volumes de données, nombre d’entre eux sont confrontés à la pénurie de données. Ces faibles niveaux d’accès aux données les confinent à des niveaux de production et de transactions inférieurs et à de faibles profits, entravant davantage l’accumulation de données et la création de connaissances. La rupture de ce cycle est l’un des objectifs des politiques industrielles numériques. Compte tenu des caractéristiques distinctes de cette ressource (pas de rivalité, non épuisable), un éventail différent de politiques, mettant l’accent sur l’accès aux données et leur partage, peut être mis en place.
La gouvernance des données, pierre angulaire des politiques industrielles
La politique industrielle englobe les politiques de restructuration économique qui orientent le comportement des agents économiques vers des activités plus dynamiques, qu’elles relèvent ou non du secteur industriel en tant que tel. Elles englobent un large éventail de domaines, tels que le commerce et l’investissement, l’investissement dans les sciences et la technologie, la promotion des micro, petites et moyennes entreprises, la formation des ressources humaines et le développement régional. La politique industrielle nécessite un type d’intervention gouvernementale, qui peut intervenir à différents stades, de la recherche et du développement au prototypage, aux essais, au développement de produits, au financement de la production, à l’entrée sur le marché et à la création de marchés élargis. Elle présuppose donc que les gouvernements aient la capacité d’élaborer des politiques et de légiférer.
Pendant des décennies, les politiques industrielles ont subi un retour de bâton. Les théories libérales affirmaient que les marchés libres, la concurrence et une intervention minimale de l’État étaient le meilleur moyen de promouvoir l’innovation. Les pays en développement qui cherchaient à promouvoir une politique industrielle étaient qualifiés de protectionnistes. Aujourd’hui, on constate une évolution mondiale vers l’acceptation d’une position plus proactive de la part des gouvernements, notamment après la crise financière de 2008 et la pandémie de COVID-19. Le débat actuel sur les politiques industrielles ne porte plus sur la nécessité de telles politiques, mais sur la meilleure façon de les mettre en œuvre, sur la manière d’atténuer les effets protectionnistes potentiels et sur les enseignements à tirer des expériences d’industrialisation réussies.
On constate une évolution mondiale vers l’acceptation d’une position plus proactive de la part des gouvernements, notamment après la crise financière de 2008 et la pandémie de COVID-19.
Dans le secteur des technologies numériques, la politique industrielle a présenté deux objectifs interconnectés : a) favoriser le développement de l’économie numérique, qui englobe les activités essentielles de la production des technologies de l’information et de la communication (TIC) (par exemple, les semi-conducteurs, le matériel, les logiciels, les télécommunications et les services d’information), ainsi que les modèles commerciaux qui n’existaient pas avant les TIC et qui découlent directement de la révolution des TIC (par exemple, les services et les plateformes numériques) ; b) transformer les secteurs traditionnels où les technologies numériques améliorent la productivité, tels que le commerce (commerce électronique), la santé, les transports, l’agriculture et les services publics.
Les gouvernements peuvent utiliser plusieurs outils pour promouvoir les objectifs de l’industrie numérique, comme le recours aux dépenses publiques, l’utilisation de la fiscalité et la conception du cadre réglementaire dans lequel les marchés numériques opèrent. Ces dernières années, les pays développés ont utilisé tous ces mécanismes pour renforcer leurs industries numériques, contribuant à ce que l’on a appelé la renaissance de la politique industrielle.
Les États-Unis – qui étaient réticents à mettre en œuvre une politique industrielle dans des domaines non militaires – ont engagé plus de 3 000 milliards USD dans la stratégie industrielle américaine moderne, qui inclut des actions spécifiques pour la production de semi-conducteurs, le développement de technologies critiques, l’énergie et le développement de chaînes d’approvisionnement nationales sécurisées dans des domaines critiques. Le secteur des semi-conducteurs – qui bénéficiera de la loi CHIPS et sciences, ainsi que de crédits d’impôt – est d’une importance fondamentale pour cette stratégie, car les puces sont la technologie sous-jacente qui permet le fonctionnement du matériel (l’équipement), des logiciels et du traitement des données.
La gouvernance des données est une contrepartie importante de cette stratégie industrielle. Les flux de données représentent plus de 2,4 millions d’emplois aux États-Unis. Les données sont clairement incluses dans la portée de la politique commerciale américaine, qui vise à garantir que les exportations de services numériques étasuniens continuent de croître sur les marchés mondiaux grâce à la promotion active de la libre circulation transfrontalière des données. Par conséquent, la libre circulation des données est un principe inscrit dans les accords commerciaux célébrés par les États-Unis et est également mise en avant dans les discussions et négociations auxquelles les États-Unis participent dans le cadre du G7, du G20 et de l’initiative conjointe sur le commerce électronique à l’Organisation mondiale du commerce.
L’Union européenne a également favorisé un lien entre les politiques en matière de données, d’industrie et de commerce, et a soutenu la libre circulation des données au niveau international par le biais d’accords commerciaux. Néanmoins, l’Union européenne est loin derrière les leaders actuels du secteur numérique – les États-Unis et la Chine – et cherche à créer les conditions internes lui permettant d’être compétitive sur le marché mondial des données. La politique industrielle numérique de l’Union européenne vise non seulement à favoriser la compétitivité, mais aussi à promouvoir une autonomie stratégique ouverte en cherchant à réduire la dépendance à l’égard des chaînes d’approvisionnement étrangères dans le domaine des semi-conducteurs et des technologies de l’informatique en nuage et en périphérie (cloud et edge), par exemple.
La stratégie industrielle engage des ressources dans la recherche et le déploiement de technologies dans des domaines tels que l’intelligence artificielle, la 5G et l’analyse des données. Cette stratégie est intimement liée à la stratégie européenne pour les données, qui vise à créer un marché unique des données, capable d’assurer la compétitivité de l’Europe à l’échelon mondial et sa souveraineté en matière de données. La stratégie met l’accent sur les données industrielles et publiques, et représente une évolution, d’une approche centrée sur la propriété intellectuelle vers des mécanismes de gouvernance des données qui visent à promouvoir le partage des données en Europe comme moyen pour libérer leur valeur sociale, économique et industrielle.
D’un point de vue normatif, un règlement relatif à un cadre pour la libre circulation des données non personnelles est venu compléter le règlement général sur la protection des données, qui garantit la libre circulation des données personnelles dans l’Union européenne. Une fois la libre circulation établie, la loi sur la gouvernance des données et la proposition de loi sur les données – actuellement en discussion – définissent les conditions d’accès aux données et de partage des données dans toute l’Union. À la base de l’architecture réglementaire, une infrastructure de données est en cours de développement de manière ascendante par le biais du projet GAIA-X. Le projet GAIA-X reliera les fournisseurs de services en nuage par le biais de principes et de normes harmonisés, permettant le développement de plateformes où les entreprises et les citoyens seront encouragés à partager leurs données tout en conservant le contrôle, l’autonomie et l’autodétermination.
Les données et l’industrialisation numérique : menaces et opportunités pour les pays en développement
De nombreux pays en développement sont conscients de l’importance des données pour l’industrialisation et le développement numériques. Pour atteindre ces objectifs, certains pays ont introduit des dispositions relatives aux transferts conditionnels de données ou à la localisation des données. En Afrique, par exemple, le Rwanda, le Nigeria et l’Afrique du Sud ont adopté ou sont en train de discuter de mesures de localisation des données dans le but explicite de développer leurs industries numériques. Dans le même temps, sept pays africains (le Bénin, le Burkina Faso, le Cameroun, la Côte d’Ivoire, le Kenya, Maurice et le Nigeria) participent aux négociations sur le commerce électronique dans le cadre de l’initiative conjointe à l’Organisation mondiale du commerce, qui vise à mettre en place un principe général sur la libre circulation des données.
Le paysage de la gouvernance des données sur le continent africain est très fragmenté. La réglementation présente différents niveaux de maturité selon les pays, différentes approches lorsqu’il s’agit des flux de données transfrontaliers, et peu de liens entre les politiques en matière de données, d’industrie et de commerce. Malgré cela, l’élaboration d’une approche continentale cohérente n’a jamais été aussi importante qu’aujourd'hui.
Le paysage de la gouvernance des données sur le continent africain est très fragmenté.
Les flux de données seront un sujet de plus en plus important des négociations commerciales, mais jusqu’à présent, l’impact de la libre circulation des données sur le développement ou les types d’exceptions qui permettraient aux pays en développement et aux pays les moins avancés d’utiliser les données pour atteindre leurs objectifs d’industrialisation numérique n’ont guère reçu d’attention dans ces discussions. En outre, d’un point de vue mondial, le protectionnisme est en hausse, et les pays développés associent de plus en plus les politiques industrielles et commerciales à des notions telles que la relocalisation, la délocalisation dans un pays proche (near-shoring) ou dans un pays allié (friend-shoring) des chaînes d’approvisionnement.
La place des pays en développement dans un monde marqué par un amalgame entre commerce et sécurité est incertaine. Les prédictions concernant l’impact négatif qu’aurait la relocalisation de la production industrielle sur les pays en développement ne sont pas nouvelles. Ces impacts pourraient être encore plus importants dans le contexte des tensions géopolitiques actuelles.
Une approche coordonnée pourrait être le meilleur moyen pour les marchés des données de prendre de l’ampleur dans les pays en développement. En Afrique, certaines opportunités pour cette approche coordonnée méritent d’être mentionnées. Le cadre politique en matière de données de l’Union africaine, approuvé en février 2022, vise à contribuer à l’harmonisation des politiques de gouvernance des données à travers l’Afrique et à mettre en place des mécanismes adéquats de partage des données. Le travail sur la mise en œuvre des recommandations formulées par le cadre politique en matière de données et le suivi de leurs progrès sera un bon point de repère dans les années à venir. L’Accord portant création de la zone de libre-échange continentale africaine offre une opportunité de coopération dans de nombreux aspects importants du cadre politique en matière de données, y compris l’amélioration de l’interopérabilité entre les cadres réglementaires.
Il est également possible d’établir un dialogue et une collaboration entre les pays en développement et certains pays ou régions développés qui cherchent également à promouvoir la redistribution des gains dans l’économie des données et à renforcer la justice économique, tout en offrant des privilèges d’accès et de contrôle des données à une variété d’acteurs. C’est le cas de l’Union européenne mais également de la Suisse, qui a publié en mars 2022 un rapport sur la création des espaces de données fiables fondés sur l’autodétermination numérique.
Aucun pays n’a encore trouvé la recette ultime d’une gouvernance holistique des données qui concilie les objectifs industriels et commerciaux avec les idéaux de justice économique.
Si des opportunités régionales, telles que le cadre politique en matière de données et la zone de libre-échange continentale africaine, sont combinées à un dialogue entre pays développés et pays en développement, il pourrait être possible de créer des « sociétés apprenantes » rassemblées autour des données, inspirées de l’idée de M. Stiglitz. Aucun pays n’a encore trouvé la recette ultime d’une gouvernance holistique des données qui concilie les objectifs industriels et commerciaux avec les idéaux de justice économique. Dans ce processus d’apprentissage collectif, l’échange des données d’expériences de réussites et d’échecs, et le renforcement des retombées positives pourraient être essentiels.
Conclusion
L’importance des données pour le développement ne peut être sous-estimée. La capacité d’utiliser les données pour stimuler le dynamisme économique se transforme de plus en plus en un avantage concurrentiel non seulement pour les entreprises mais aussi pour les pays, et c’est une source de pouvoir dans l’économie politique mondiale. Les politiques industrielles devraient générer à la fois le bien-être des entreprises et le bien-être social. Une politique industrielle dont la gouvernance des données est l’un des principaux piliers devrait favoriser la possibilité pour les individus et les communautés d’avoir accès à cette ressource essentielle, qui est devenue fondamentale pour mener des vies dignes, productives et créatives.
Un gouvernement qui n’utilise pas la panoplie d’outils de la politique industrielle de manière consciente et cohérente risque non seulement de perdre l’occasion de promouvoir l’industrialisation numérique, mais aussi d’être confronté à une croissance moindre et à des inégalités croissantes.
Marilia Maciel est la responsable du commerce numérique et de la politique Internet à la Fondation Diplo.
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