Les négociations relatives à la dérogation à l’Accord ADPIC demeurent incertaines en amont de la CM12
La pandémie de COVID-19 a fait naître des préoccupations quant aux règles de l’OMC relatives aux droits de propriété intellectuelle et quant à leur pertinence dans la réponse aux crises sanitaires mondiales. Thiru Balasubramaniam de Knowledge Ecology International, présente un résumé des progrès réalisés dans les négociations sur l’accord existant, et une proposition de dérogation.
La plupart des règles de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) datent du cycle d’Uruguay. La pandémie de COVID-19 a exposé les tensions politiques dans le système commercial multilatéral fondé sur ces règles. En particulier, les règles de l’OMC sur la propriété intellectuelle ont conduit certains membres à se demander si ces normes, établies par l’Accord sur les aspects des droits de propriété intellectuelle qui touchent au commerce (ADPIC), sont adaptées à la riposte à la COVID-19.
Le contexte
Dans son discours du 28 septembre 2021 à l’occasion du Forum public de l’OMC, la Directrice générale Ngozi Okonjo-Iweala a souligné la nécessité urgente pour l’OMC de répondre aux problèmes liés aux biens communs, notamment l’inéquité dans l’accès aux vaccins et les subventions à la pêche, indiquant que
« [m]ême pendant que nous luttons pour mettre fin à la pandémie, en utilisant pleinement le pouvoir du commerce pour lutter contre les inégalités en matière de vaccins, nous devons réfléchir sérieusement à ce qu’il nous faudra pour reconstruire une meilleure économie mondiale. Une économie mondiale plus verte, plus prospère et plus inclusive. Une économie mondiale plus réactive aux problèmes du patrimoine commun de l’humanité. Une OMC plus réactive aux réalités économiques changeantes et à l’évolution des besoins des populations que nous servons."
Le 2 octobre 2020, l’Afrique du Sud et l’Inde ont soumis au Conseil des ADPIC un projet de décision sur une dérogation à certaines dispositions de l’Accord ADPIC pour la prévention, l’endiguement et le traitement de la COVID-19. Contenue dans le document IP/C/W/699, la proposition suggérait le libellé suivant :
« Dans ces circonstances exceptionnelles, nous demandons que le Conseil des ADPIC recommande au Conseil général, dès que possible, une dérogation à la mise en œuvre, à l’application et aux moyens de faire respecter les sections 1, 4, 5 et 7 de la Partie II de l’Accord sur les ADPIC en ce qui concerne la prévention, l’endiguement ou le traitement de la COVID-19. »
La section 1 de la partie II de l’Accord sur les ADPIC porte sur les droits d’auteur et droits connexes, tandis que la section 4 concerne les dessins industriels. La section 5 de la partie II couvre les brevets, et la section 7 concerne la protection des renseignements non divulgués.
Les règles de l’OMC sur la propriété intellectuelle ont conduit certains membres à se demander si ces normes sont adaptées à la riposte à la COVID-19.
La proposition conjointe de l’Afrique du Sud et de l’Inde en faveur d’une dérogation cherchait à recalibrer l’architecture de l’Accord ADPIC pour répondre à la pandémie de COVID-19. En mai 2021, la proposition pour une dérogation à l’Accord ADPIC disposait de 62 coauteurs, qui présentèrent une proposition révisée le 21 mai.
Dans une déclaration conjointe antérieure publiée le 18 mai, les coauteurs notaient que :
« Tandis que la pandémie de COVID-19 continue de faire rage dans le monde, le nombre de cas confirmés de COVID-19 signalés à l’OMS [l’Organisation mondiale de la santé] a atteint le chiffre de 162 177 376, dont 3 364 178 décès. À la date du 12 mai 2021, le nombre de doses de vaccin administrées s’élevait au total à 1 264 164 553. Toutefois, la promesse d’une solidarité internationale et de "biens publics mondiaux" sonne creux alors qu’une inégalité d’accès flagrante subsiste et que les Membres de l'Organisation mondiale du commerce ne parviennent toujours pas à œuvrer de manière solidaire et à prendre des mesures pour lever les obstacles liés à la propriété intellectuelle. »
Dans la proposition révisée, les coauteurs indiquaient que le paragraphe 1) du dispositif avait été révisé pour répondre aux préoccupations selon lesquelles le libellé original de la décision était trop large. Ils notaient en particulier que le texte révisé répondait à cette préoccupation en
« mettant l’accent sur les "produits et technologies de santé", étant donné que la prévention, le traitement ou l’endiguement de la COVID-19 font intervenir différents produits et technologies et que des questions de propriété intellectuelle pourraient se poser en ce qui concerne les produits et technologies, leurs matériaux ou composants, ainsi que les méthodes et moyens de fabrication utilisés. »
Le 5 mai 2021, la représentante au commerce des États-Unis, Katherine Tai, a exprimé « le soutien de l’administration Biden-Harris à la dérogation aux protections de la propriété intellectuelle pour les vaccins contre la COVID-19 » et sa volonté de prendre part à des négociations fondées sur un texte.
En réponse à la proposition de l’Afrique du Sud et de l’Inde d’octobre 2020 en faveur d’une dérogation aux ADPIC, l’Union européenne émit la riposte suivante (au point 15.30, pages 21 à 23). à la réunion du Conseil des ADPIC d’octobre 2020 :
« Rien n’indique que les DPI ont constitué un véritable obstacle à l’accès aux médicaments et technologies liés à la COVID-19 ». Le 4 juin 2021, l’Union européenne présenta une contre-proposition à la dérogation aux ADPIC, comprenant les trois éléments suivant : « 1) facilitation des échanges et disciplines concernant les restrictions à l’exportation; 2) expansion de la production, y compris au moyen d’engagements de la part des producteurs et développeurs de vaccins et; 3) clarification et facilitation des flexibilités prévues dans l’Accord sur les ADPIC en ce qui concerne les licences obligatoires ».
Afin de clarifier les flexibilités de l’Accord ADPIC relatives aux licences obligatoires, notons que le paragraphe 5.b de la Déclaration de Doha sur l’Accord sur les ADPIC et la santé publique affirme clairement que « [c]haque Membre a le droit d’accorder des licences obligatoires et la liberté de déterminer les motifs pour lesquels de telles licences sont accordées ».
Le 18 juin 2021, l’Union européenne a présenté un projet de déclaration du Conseil général sur l’Accord sur les ADPIC et la santé publique dans les circonstances d’une pandémie. Cette déclaration reconnaît en premier lieu que la pandémie constitue « une urgence nationale ou une circonstance d’extrême urgence » au sens de l’article 31 b) de l’Accord ADPIC. En ce sens, un membre de l’OMC « peut déroger à l’obligation de s’efforcer d’obtenir l’autorisation du détenteur du droit, prévue à l’article 31 b) ». En deuxième lieu, la proposition indique que la rémunération payée au détenteur du droit au titre des licences obligatoires émises pour répondre à la COVID-19 devrait refléter des prix abordables. Troisièmement, elle indique que le membre exportateur « pourra communiquer dans une seule notification une liste de tous les pays auxquels des vaccins et des médicaments seront fournis par le Membre exportateur directement ou par des moyens indirects, y compris des initiatives conjointes internationales visant à garantir un accès équitable aux vaccins ou aux médicaments visés par la licence obligatoire ».
Un mois après le report de la douzième Conférence ministérielle (CM12) en novembre 2021, Mme Okonjo-Iweala et la Directrice générale adjointe de l’OMC, Anabel González, organisèrent une série de négociations informelles avec l’Afrique du Sud, les États-Unis, l’Inde et l’Union européenne aux niveaux ministériel et technique. Ce regroupement informel de membres est maintenant connu sous le nom informel de « quadrilatérale ».
Dilution de la proposition de l’Afrique du Sud et de l’Inde
Le 15 mars, STAT a publié la version divulguée d’un document intitulé Solution ADPIC à la COVID-19 (le résultat des discussions quadrilatérales de la fin de la semaine dernière, devant être présenté aux membres de l’OMC). Comme l’a remarqué James Love, un expert sur les ADPIC, « la proposition originale [de dérogation aux ADPIC] présentée par l’Afrique du Sud et l’Inde en 2020 sous la cote IP/C/W/669 dérogeait à 40 articles de l’Accord de l’OMC sur les aspects de propriété intellectuelle qui touchent au commerce » tandis que « le compromis ne déroge qu’à un seul paragraphe de 20 mots dans un article unique : celui portant sur les exportations au titre d’une autorisation non-volontaire ».
Pour faire court, le document divulgué ressemblait à la proposition de l’Union européenne et était fort différente de la proposition originale de l’Afrique du Sud et de l’Inde. Par ailleurs, le texte se limitait aux vaccins, à l’insistance des États-Unis. Les articles 39.1 et 39.2 de l’Accord ADPIC portent sur les secrets commerciaux et le savoir-faire industriel ; le texte divulgué n’en parle pas.
Le 3 mai 2022, l’OMC publia un texte formel sous la cote IP/C/W/688, intitulé Communication du président. Ce texte formel est identique au texte divulgué de mars, à deux exceptions près. La première différence est que le pied de page 1 sur la définition des pays éligibles se trouve maintenant entre crochets. Comme l’a remarqué le secrétariat de l’OMC, la Chine avait annoncé lors de la réunion du Conseil général du 10 mai 2022 que
« elle ne recourrait pas aux flexibilités prévues dans le texte de la dérogation de la Quadrilatérale à condition que le libellé utilisé permette à tous les pays en développement Membres de bénéficier des avantages de la dérogation tout en encourageant ceux qui ont la capacité d’exporter des vaccins à renoncer aux flexibilités en question. La Chine et plusieurs autres Membres ont rejeté une deuxième option dans le texte qui restreindrait l’admissibilité au bénéfice de la dérogation pour les pays en développement qui ont exporté plus de 10 % du stock mondial de doses de vaccins en 2021. »
En amont de la CM12, l’on imagine que toute une série de réunions informelles sera organisée en vue de négocier le résultat final.
La deuxième modification par rapport au texte divulgué est une nouvelle note de pied de page 3, qui indique que l’obligation d’indiquer tous les brevets, contenue au paragraphe 3 a) du texte mis est entre crochets. En amont de la CM12, l’on imagine que toute une série de réunions informelles sera organisée en vue de négocier le résultat final. Toutefois, Bloomberg a annoncé le 16 mai que les États-Unis avaient rejeté la demande chinoise d’un refus volontaire contenue dans le document IP/C/W/688, même en l’échange de l’abandon d’une disposition excluant la Chine. L’administration Biden indique que tout accord à l’OMC sur les vaccins contre la COVID-19 doit exclure la Chine explicitement de la possibilité d’en bénéficier car « la deuxième économie mondiale, qui dispose de vaccins contre la COVID et de la technologie ARNm, n’a pas besoin de la dérogation », selon les dires de la représentante adjointe des États-Unis au commerce, Maria Pagan.
Le Groupement d’accès aux technologies contre la COVID-19
Le 23 mars 2020, Carlos Alvarado Quesada, alors président du Costa Rica, et le ministre de la Santé, Daniel Salas Peraza, ont envoyé un courrier au Directeur général de l’OMS, Tedros Adhanom Ghebreyesus, lui demandant d’établir un programme pour « mettre en commun les droits aux technologies utiles pour détecter, prévenir, combattre et traiter la COVID-19 dans le cadre de la pandémie ». Le Costa Rica suggérait en particulier que
« [c]e groupement, qui impliquera des cessions volontaires, devrait inclure les droits existants et futurs aux inventions et conceptions brevetées, ainsi que les droits aux données cliniques, savoir-faire, lignes cellulaires, droits d’auteurs et plans pour la fabrication des tests de diagnostiques, dispositifs, médicaments ou vaccins. Il devrait donner un accès libre de droits, ou une licence à des conditions raisonnables et abordables, à tous les États membres. »
En mai 2020, l’OMS a établi le Groupement d’accès aux technologies contre la COVID-19 (C-TAP). Le 12 mai 2022, deux ans après son établissement, le Président des États-Unis, Joe Biden, a annoncé à l’occasion du Sommet mondial sur la pandémie de COVID-19 un accord de licence entre les instituts nationaux de santé des États-Unis, le C-TAP et le Medicines Patent Pool. Les 11 technologies couvertes, fournies dans le cadre de deux licences, incluent la protéine spike stabilisée utilisée dans les vaccins actuels contre la COVID-19.
Conclusion
La CM12 est un test pour le système commercial multilatéral et sa capacité de répondre aux défis posés par les aspects des biens publics mondiaux qui touchent au commerce. Une réponse insuffisante de l’OMC à la COVID-19, notamment dans les domaines à l’intersection des règles relatives à la propriété intellectuelle et de l’accès aux mesures de lutte contre la COVID-19, pourraient inciter les membres à questionner la pertinence de l’organisation dans la réponse aux besoins urgents de ses membres. Sur leur colline, les États membres de l’OMS ont commencé à négocier un traité relatif aux pandémies ; peut-être que l’OMS pourrait parachever ce qui semble coincer à l’OMC.
Thiru Balasubramaniam is the Geneva Representative of Knowledge Ecology International.
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